Tangere Vel Videre ?

19/06/2018 03:24

Tangere Vel Videre?, acrylique sur toile, 130x90 cm

Si il est une certitude que j’ai appris, c’est que la pertinence d’un propos naît inévitablement dans le doute. Il faut avoir suffisamment laisser mûrir les préoccupations avant d’en prétendre une production digne de ce nom. Et c’est généralement lorsque sans le savoir on les a fait siennes qu’elles prennent véritablement formes et couleurs. Je passerai, ici, l’étrange rapidité avec laquelle cette oeuvre s’est révélé à la toile, alors même que d’autres dorment encore, perdues dans un dessin approximatif et des couleurs passées. Où quand la maladresse du geste, engendre la confusion des regards.

« Les Bergers d’Arcadie » de Nicolas Poussin, représenté au second plan, ne souffrent évidemment pas de cette faiblesse. Mais au delà de l’esthétique, si j’ai repris ici l’oeuvre du maître c’est principalement pour son symbolisme. Dès lors, il conviendra de donner quelques clés de compréhension du tableau. Les bergers se tiennent devant un tombeau sur lequel est inscrit l’épitaphe ’Et In Arcadia Ego’, locution latine signifiant : « Moi (la Mort), je suis en Arcadie ». J’utilise, ici, le terme d’Ego dans une forme moins littéraire que signifiante. L’autoportrait principal renvoie évidemment à cette notion. Le berger en montrant son ombre, prend conscience de son être. Et en pointant du doigt un entre-deux je questionne, ainsi, ma place dans cette histoire de l’art. Une place que je m’approprie entre cet écran et le spectateur. Dans un sens le regard se fait le relais du geste, dans l’autre il le questionne.

Plus encore que la Mort c’est surtout l’absence qui importe ici. L’impermanence de la vie symbolisée dans l’oeuvre de Poussin, prend forme, dans l’espace de l’autoportrait, par l’absence de fond défini et surtout par l’absence de toile sur le chevalet que l’on devine en arrière plan. Soulignant ainsi le caractère éphémère de la création, et plus généralement les doutes inhérents à l’artiste. C’est l’absence ou plutôt la peur qu’elle représente qui pèse sur lui, jusqu’à le courber presque. C’est sa propre croix qu’il porte. Je ne pousserai pas plus loin la métaphore biblique, pour ne pas sombrer dans le mysticisme. D’autres que moi s’en sont charger en ce qui concerne « Les Bergers d’Arcadie » avec plus ou moins de pertinence.

En revanche, je m’approprie bien volontiers cette interprétation de l’oeuvre de Poussin qui voit dans l’ombre projetée par le berger sur le tombeau, la découverte de l’art pictural (selon Pline l’Ancien). En traçant de son doigt les contours de son ombre, le berger se fait dessinateur. L’art devient, alors une réponse au caractère inéluctable de la mort. Une lumière dans la nuit. Un écran dans les ténèbres (un ‘ténébrisme’ que j’emprunte, ici, à dessein au Caravage). Le geste est précis et les regards aussi.

Car, au final, c’est bien de cela dont il s’agit. Un jeu sans vainqueur entre le voir et le toucher. Danielle Arasse, dans le texte : « la femme dans le coffre » (tiré de son ouvrage 'On n’y voit rien') reprend cette dualité, en l’illustrant avec le mythe de Narcisse. Face à son propre reflet, Narcisse est pris entre le désir de l’embrasser et la nécessite de se tenir à distance pour pouvoir le voir. Chez Poussin, les bergers voient et touchent. Le personnage devant l’écran, ne les voit pas ni ne les touchent. Et pourtant par son regard et son geste, il vous invite à voir et à toucher. Et vous vous voyez mais vous ne pouvez toucher.

Sur une échelle suffisamment longue, nous ne sommes finalement que l’ombre de nous-même. Le plus souvent nous ne faisons que traduire en geste des expressions et inversement jusqu’à épuisement. Tout à la fois acteur et spectateur d’un numéro de vie plus ou moins improvisé. Et ce n’est, peut-être, qu’à la toute fin que l’on peut appréhender pleinement un être. Le geste accompagne, et le regard questionne. ’Tangere Vel Videre ?’ n’est pas parfait mais il donne à voir une synthèse de mes propres interrogations. Le tableau dans le tableau. L’oeuvre derrière l’écran. L’artiste dans l’histoire. L'art face à la mort…